Irène, Constantin VI et Charlemagne
« Frappé d’aveuglement, le Copronyme (note du transcripteur : l’empereur-soldat byzantin et iconoclaste Constantin V, dit le Copronyme. Il semble que Copronyme veuille dire Ordurier, du grec kopros, excrément et onuma, nom. Reste à savoir si un tel surnom désignait réellement à l’époque l’empereur aux mœurs militaires ou s’il lui fut donné a posteriori par les vainqueurs de l’iconoclasme. Note bis : dans un autre passage du même livre, l’auteur explique que des surnoms aussi crus et vulgaires pour les empereurs étaient dans les usages de l’époque. Le surnom de Copronyme ou Cacateux vient d’un simple incident de défécation durant son baptême alors que le futur empereur n’était qu’un bébé) choisit en guise de bru précisément la jeune fille qui va, consciemment, écraser la dynastie et l’œuvre de cette dynastie. Cette jeune fille est Irène : « Basileus et Autocrator des Romains », comme elle s’intitulera plus tard. On ignore qui la découvrit. Un beau jour on vint la chercher à Athènes en qualité de fiancée du futur empereur. Fille de la bourgeoisie, elle était merveilleusement belle, très instruite et savait parler. Il est certain que Constantin V voulut que l’héritier du trône épousât une pure Grecque, car, à cause de sa mère, fille du roi des Khazares, on l’appelait avec mépris dans le peuple Léon le Khazare. Cette créature d’élite devait civiliser le sang impérial. Toutefois Athènes était un des bastions du culte abhorré des images ; Pallas-Athéné devenue aujourd’hui Hagia-Sophia (la Sainte-Sagesse), régnait sur l’Acropole. Au début du conflit iconoclaste, elle avait même envoyé une flotte rebelle contre Byzance ; c’est pourquoi Irène dut prêter le serment iconoclaste avant que sa tête de nymphe fût couronnée du diadème.
« Le serment ne put être violé aussi vite qu’elle l’espérait au début, car son jeune époux, Léon le Khazare, subit peu son influence. Par chance il est malade et bientôt elle donne le jour à un fils, Constantin. Si Irène semble avoir haï son beau-père, l’imposant, brutal et intelligent Constantin V, elle ne voue pas ce même sentiment à son mari. Il s’agit pour elle d’entrer avec prudence dans le chemin de la puissance absolue. Tout d’abord elle réussit à gagner le peuple en se présentant à lui, telle une vision divine, son enfant dans les bras, incarnant la Vierge qui ne distribue que des grâces. En manifestant ainsi son indépendance, elle semble venir d’un monde meilleur et elle s’arrange, lorsqu’elle devient impératrice, après la mort de Constantin, pour ne jamais paraître en public en compagnie de son époux. Celui-ci, étant donné son état maladif, se voit bientôt obligé d’associer au trône le petit Constantin, excellent moyen pour briser les ambitions des cinq autres fils du Copronyme, beaux-frères d’Irène. Lorsque Léon le Khazare meurt, Irène prend légalement la régence pour son fils encore mineur.
« Entourée d’iconoclastes violents et méfiants, la gracile jeune femme se trouve d’abord isolée, car ses partisans sont encore sans puissance. Les rudes généraux de Constantin V continuent à exercer leurs commandements, ses fidèles dominent l’administration civile, le Sénat ; le patriarche et le haut clergé sont des iconoclastes fanatiques, les cinq beaux-frères et leurs partisans sont à l’affût, prêts à tout. Irène comprend que la violence sera vaine. Avec une patience infinie, semblable à un enfant rêveur, elle pose des pièges, jette des liens. Malheur à celui qui se laisse prendre ; prompte comme l’éclair l’impératrice, ouvertement dans son droit, lui brise la nuque sans pitié, puis aussitôt elle apaise avec habileté les provinces. Peu à peu, sans qu’on le remarque, elle donne les fonctions importantes à sa parenté grecque, change les régiments de garnison. Enfin, elle réussit à renverser le vieux Lachanodrakon et, bientôt, ses cinq beaux-frères, accusés d’avoir comploté contre elle, disparaissent d’abord pour quelque temps dans un monastère. Elle remplace partout, d’une main sûre, les hommes trop virils par des eunuques, même dans l’armée. Son cabinet n’est composé que d’hommes « sans barbe », et Staurakios, son confident, devient président du Conseil.
« Personne ne parle encore des images. La jeune veuve ne fait que rapporter en grande procession les joyaux dérobés. Car si Léon IV n’adorait pas les images, il idolâtrait les pierres précieuses et s’était emparé d’une couronne consacrée dans l’église de la Sainte-Sagesse, crime d’ailleurs déjà oublié. Rien ne paraît changé dans la religion, mais, tout à coup, on respire une autre atmosphère à Byzance.
« La ligne de la politique extérieure subit un changement radical. Selon une légende, l’« Eros du lointain » avait uni la grande Basilissa au calife Haroun-AI-Raschid, car ils auraient été tous deux les initiés d’une secte occulte hermétique. Que la légende soit exacte ou non, l’impératrice trouve un modus vivendi avec l’Orient. En même temps elle cherche à s’entendre avec l’Occident et fiance son jeune fils avec Rotrude, fille de Charlemagne. Des eunuques byzantins sont envoyés à Aix-la-Chapelle pour faire l’éducation de la future impératrice. Seule la rupture avec Rome demeure aussi longtemps que les lois iconoclastes sont encore en vigueur. Mais Irène réussit bientôt à obtenir l’approbation du haut clergé. Le patriarche abdique en témoignant son repentir ; on ne saura jamais si ce fut de son propre mouvement ou sous la pression du Palais-Sacré. A sa place l’impératrice installe un homme extraordinairement habile. Deux ans plus tard le synode décisif peut s’assembler dans l’église des Saint-Apôtres. Tout marche très bien lorsque les soldats, l’épée à la main, entrent dans l’église et dispersent les évêques.
« Irène peut se remettre à l’œuvre, car jamais elle n’accepte une défaite, mais elle en tire sagement les conséquences. Tout d’abord il s’agit de montrer qu’elle ne tolérera pas les mœurs des prétoriens. La Basilissa et son ministre rivalisent d’habileté ; ils exploitent la jalousie de certains régiments provinciaux contre ceux de la capitale, largesses et intrigues achèvent leur succès. Sous le prétexte d’une guerre avec les Arabes, les troupes de la garde sont envoyées les premières au front et celles dévouées à l’impératrice prennent leur place. Pendant ce temps on confisque les biens des rebelles, on arrête leurs femmes et leurs enfants, en guise d’otages, et lorsqu’ils reviennent, on profite des troubles de leur retour pour les désarmer.
« Un concile œcuménique, assemblé à Nicée, ville facile à surveiller, rétablit l’orthodoxie et le culte des images. En 787, Irène elle-même, en présence du légat pontifical, termine le concile en signant cet acte historique.
« L’œuvre de sa vie est achevée, mais le plus grand des dangers la menace en la personne de son fils Constantin. Il a dix-sept ans, grossier et maladif, il s’est épris de sa petite fiancée qu’il n’a jamais vue. C’est alors qu’Irène rompt les fiançailles sous le prétexte qu’elle redoute l’influence de Charlemagne sur le jeune homme, déjà si difficile à diriger. Pour distraire Constantin, l’impératrice organise une concurrence de beautés et lui fait épouser la plus belle, Marie d’Amnia, originaire d’Arménie.
« Cependant Constantin ne l’aime pas, la traite mal ; il veut gouverner sans Staurakios et, avec quelques camarades, il organise un complot enfantin bien vite découvert. Irène le traite comme un enfant mal élevé mais, quelques années plus tard, éclate un nouveau complot, plus dangereux. Les troupes de l’Isaurie, puis celles d’Arménie, exigent la fin de la régence, la vieille clique des iconoclastes attise les troubles dans les provinces. L’armée vient chercher Constantin en triomphe et le fils oblige sa mère à abdiquer. Irène, indignée, exaspérée, se retire dans son splendide palais de l’Eleuthérion, d’où, avec amertume et fierté, elle voit traiter ignominieusement ses collaborateurs, Staurakios, Ætios, et les autres eunuques, tandis que les êtres les plus brutaux entourent Constantin. Le vieux Lachonadrakon, lui-même, sort de l’oubli.
« Un an après ces événements, le jeune empereur associe de nouveau sa mère au trône, non par amour filial, mais parce qu’il a besoin de son génie financier, ses partisans ne connaissant pas l’économie politique. Irène, elle, gouverne si bien qu’en abaissant les impôts elle entretient non seulement des troupes bien armées, mais qu’elle accumule une grosse réserve dans son trésor. De nouveau au pouvoir, elle s’étonne de la naïveté de son fils, s’imaginant que le passé est oublié. Créée pour l’amour, l’impératrice cependant n’a jamais enlacé de ses beaux bras le cou d’un homme, redoutant une servitude qui eût pu menacer le grand but qu’elle se proposait d’atteindre. Ce sacrifice, qui lui a permis de réaliser l’œuvre surhumaine de sa vie, doit-il être rendu vain par les caprices de ce jeune mâle barbare, qui se comporte comme un taureau dans un magasin de porcelaines ? Dans sa fureur juvénile il a osé se mesurer avec la substance vivante des expériences de sa mère. Qu’il en soit comme il l’a voulu. Le jeu impitoyable du chat et de la souris peut commencer.
« Elle laisse donc le jeune empereur faire ce qu’il veut, mais s’arrange pour le conduire à sa perte. Tant et si bien que, cinq ans plus tard, cet homme intelligent, courageux, affectueux, bienveillant et aimant passe auprès de tout le monde pour stupide, lâche, ingrat, cruel et débauché. En plus, comme toute la dynastie isaurienne, il est dépourvu de connaissances psychologiques, mais ses ancêtres, venus tard au pouvoir, avaient eu le temps de se polir. Si sa mère avait pris autant de peine pour redresser son caractère qu’elle en prit pour le déformer, on peut croire que Constantin VI aurait égalé ses ancêtres. Mais ses ancêtres étaient iconoclastes, et depuis son coup d’Etat il n’était plus le fils d’Irène, mais celui des iconoclastes, quoiqu’il n’eût pas entrepris de menacer sérieusement la nouvelle liberté de conscience.
« Le mariage du Basileus avec la reine de beauté allait de plus en plus mal, ses maîtresses changeaient fréquemment jusqu’au jour où il vit Théodote, dame du palais d’Irène. Ce fut pour tous deux le coup de foudre. Irène facilita leurs relations tout en appuyant la résistance de l’épouse légitime contre le divorce, jusqu’au jour où, perdant la tête, Constantin menace Marie d’Arménie, la fait enfermer dans un couvent et épouse Théodote, malgré la défense du patriarche. Ce que la mère ennemie avait prévu se produit : la Chrétienté entière proteste contre la bigamie du Basileus. Le célèbre Théodore, abbé de Stoudion, celui qui fut canonisé, ayant prêché sur le thème : « Malheur au pays dont le roi est un enfant », Constantin VI, perdant toute dignité, fit fermer le monastère, fouetter puis exiler les moines. Le peuple s’imaginant qu’il en voulait aux images, il commence à devenir impopulaire.
« Il ne manquait plus au Basileus qu’une défaite militaire. Grâce à l’aide d’officiers dévoués, Irène sabote une campagne mal préparée contre les Arabes et Constantin revient sans avoir vaincu dans sa capitale. La même année, 797, il est victime du dernier coup de force de sa mère. Des conjurés entourent son navire et cherchent à s’emparer de sa personne, mais il réussit à gagner la côte asiatique et à se réfugier auprès des troupes d’Anatolie. Irène, qui possède des lettres compromettantes, pousse avec ses nerfs d’acier les conjurés à continuer leur poursuite. Sachant qu’il s’agit de leur tête, ceux-ci réussissent vraiment à s’emparer de Constantin et le ramènent enchaîné dans le Palais-Sacré. Là, dans la chambre de porphyre où ses yeux se sont ouverts à la lumière, l’impératrice les lui fait crever (note du transcripteur : la loi byzantine interdisait à un aveugle, un eunuque ou à quiconque affecté d’une importante incapacité physique de régner. L’usage était de crever les yeux de celui qu’on voulait écarter définitivement du trône). II ne meurt pas, continue à vivre pendant quelques années dans l’ombre, déposé, déshonoré, abandonné de tous.
« Ce crime accompli, Irène, l’« incomparable », « la très pieuse libératrice », reçoit les hommages de son peuple, Après un solennel Te Deum dans l’église des Saints-Apôtres, elle traverse, vêtue d’or telle une image, la Voie Triomphale. Quatre des plus hauts dignitaires conduisent les quatre chevaux blancs de sa voiture et, semblable aux consuls de l’ancienne Rome, elle jette à pleines mains l’argent comme une semence.
« A partir de ce jour, Irène gouverne seule en qualité de « Basileus et Autocrator des Romains », et personne ne paraît troublé par la perverse horreur de son acte. Les siècles postérieurs eux-mêmes ne l’ont point blâmée. Seul le chroniqueur Théophane, un de ses admirateurs fervents, se borne à dire que pendant les dix-sept jours qui suivirent la mutilation de Constantin, le soleil fut obscurci et que les vaisseaux errèrent dans un brouillard sur le Bosphore aveuglé.
« Irène est maintenant au faîte du pouvoir et gouverne plus sagement que jamais. Mais, ayant supprimé elle-même son héritier, la question se pose de savoir qui lui succédera ; n’a-t-elle pas cinquante ans ? Il est curieux de constater que les eunuques eux-mêmes commencent à conspirer. Staurakios et Ætios s’arrangent pour que des membres de leur parenté se fassent remarquer par la Basilissa. C’est alors, en l’an 800, que Charlemagne se fait couronner empereur d’Occident à Rome. Irène décide de terminer son règne avec un projet extraordinaire : elle offre sa main au Franc. Leurs Etats réunis formeraient un Empire beaucoup plus puissant que l’Empire Romain sous César ou Justinien. Aussi étrange que cela puisse paraître, malgré son âge, Irène, tout comme Sémiramis, jouit de la réputation d’être en possession d’une beauté impérissable. En tout cas, la Cour franque envoie à Byzance des ambassadeurs chargés de traiter cette question.
« L’impératrice négocie, pour parler au figuré, dans sa salle de bain, elle est trop femme pour ne pas savoir que si les choses à l’avenir ne se passeront pas tout à fait hors du domaine de l’esprit il ne sera cependant plus guère possible de gouverner seulement avec lui.
« Pendant qu’elle vit dans un nuage d’essences mystérieuses destinées à entretenir sa beauté, la rébellion se prépare. Elle qui, comme une sensitive, pressent toutes doses, ne l’a-t-elle pas vus s’approcher ? II est parfaitement clair que de nombreux personnages redoutent son alliance avec le Franc. Faut-il croire que depuis que, perversement, elle a étouffé en elle les sentiments les plus élémentaires en faisant aveugler son fils, elle ait été frappée elle-même, par un choc en retour, d’aveuglement ? Ou bien faut-il admettre que, soudain, au milieu des mille intrigues de la politique et de la salle de bain, un dégoût profond se soit emparé d’elle, qu’elle ait reculé devant de nouvelles peines et qu’elle ait été saisie du désir de disparaître dans une tombe purifiante ? Dans cet état d’âme, elle s’abandonne à la destinée qui surgit bientôt sous la forme de son trésorier et logothète Nicéphore et exige d’elle le renoncement.
« Avec l’aide de différentes cliques, officiers, anciens amis de Constantin Copronyme, parents même d’Irène, il avait profité du séjour de la Basilissa, dans son palais de l’Eleuthérion pour surprendre la garde du palais et imposer au patriarche son couronnement dans l’église de la Sainte-Sagesse. Le lendemain, l’usurpateur, les larmes aux yeux, vint présenter ses excuses à Irène, l’assurant n’avoir pas provoqué les événements ; elle le reçoit presque maternellement et lui livre même le trésor d’État épargné par elle. Elle demande simplement qu’on la laisse vivre tranquille dans l’Eleuthérion.
« Pendant ce temps la ville se révolte en sa faveur ; on injurie le patriarche, on menace l’armée rebelle. La première surprise passée, la plupart des Byzantins, ayant retrouvé leur sang-froid, préfèrent conserver un gouvernement qui a tant contribué à leur prospérité plutôt que de se risquer dans des aventures incertaines.
« Irène, maîtresse de la situation si elle le voulait, se fait transporter dans un monastère de l’île de Prinkipo et, peu après, trouvant l’île trop rapprochée de la capitale, se rend à Lesbos où elle meurt, abandonnée, l’année suivante. Sa dépouille parcourt en sens contraire, le même chemin, s’arrête d’abord dans le monastère de Prinkipo, puis revient à Byzance, où elle est recueillie avec des honneurs inouïs dans l’église des Saints-Apôtres en 803 » (Byzance, Sir Galahad, éditions Payot, Paris).
Sacrée Irène ! Elle n’est pas arrivée à avoir la peau de Charlemagne. Pourtant
elle l’avait bien piégé à Roncevaux. Elle a par contre su voir la limite et
profiter de l’occasion qui s’offrait pour réussir sa sortie.
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