Féminisme sous Néron
« Nous n’en prendrons qu’un exemple tiré de Suétone : « Après avoir fait émasculer un enfant nommé Sporus, il prétendit même le métamorphoser en femme, se le fit amener avec sa dot et son voile rouge, en grand cortège, suivant le cérémonial ordinaire des mariages, et le traita comme son épouse ; c’est ce qui inspira à quelqu’un cette plaisanterie assez spirituelle : « Quel bonheur pour l’humanité si Domitius son père avait pris une telle femme ! » Ce Sporus, paré comme une impératrice et porté en litière, le suivit dans tous les centres judiciaires et marchés de la Grèce, puis, à Rome, Néron le promena aux Sigillaires en le couvrant de baisers à tout instant. » Et voici l’inverse : « Personnellement, il prostitua sa pudeur à un tel point qu’après avoir souillé presque toutes les parties de son corps, il imagina enfin cette nouvelle sorte de jeu : vêtu d’une peau de bête féroce, il s’élançait d’une cage, se précipitait sur les parties naturelles d’hommes et de femmes liés à un poteau, puis, après avoir assouvi sa lubricité, se livrait, pour finir, à son affranchi Doryphore ; il se fit même épouser par cet affranchi, comme il avait épousé Sporus, allant jusqu’à imiter les cris et les gémissements des vierges auxquelles on fait violence. »
« Quel scénario est ici suggéré, et sans doute déformé par cette absence de références dont nous parlions tout à l’heure si ce n’est, justement, celui des rituels de la Déesse syrienne assimilée à Cybèle ou à l’Aphrodite asiatique avec leurs fils-amants Adonis ou Attis ? Comme le note Lucien, « dans le sanctuaire [de la Déesse], nombreux sont ceux qui se châtrent [et, ...] dès qu’ils se sont châtrés, ils ne portent plus d’habits d’hommes, mais se revêtent de vêtements de femmes et s’adonnent à des travaux féminins ». Nous ne chercherons pas à décrire en détail les ressorts psychiques, et imaginaux, qui sont ainsi mis en jeu, et à quelle structuration ils procèdent d’une psyché personnelle dans le cadre recteur de l’archétype de la Mère. Il suffit de noter que « Les galles s’habillaient en femmes pour mieux s’assimiler à la Déesse syrienne » : hommes et femmes à la fois, c’est-à-dire intégrant leur anima en acte, ils assuraient de la sorte la continuité de la vie par la coexistence, et la dialectique en eux, à l’instar d’Atagartis-Cybèle, de l’actif et du passif, du masculin et du féminin. N’est-ce pas Macrobe d’ailleurs qui nous parle de sacrifices à Vénus dans lesquels « les hommes prenaient des vêtements de femmes et les femmes des vêtements d’hommes, parce qu’ils considéraient cette divinité comme femme et homme à la fois ».
« Peu importent dès lors les variations d’anecdotes de Suétone à Tacite, puisque selon ce dernier, ce ne serait pas l’affranchi Doryphore, mais un certain Pythagore qui aurait été le « mari » de Néron dans ses jeux : simple affaire de détail qui ne touche pas l’essentiel. Que veulent dire en effet ces deux étranges histoires ? Sinon qu’en épousant Sporus, « métamorphosé en femme », c’est-à-dire l’équivalent du galle de la Déesse, hermaphrodite symbolique, Néron épouse cette dernière dans son épiphanie terrestre – tandis que, se livrant à son affranchi, et se faisant « épouser par lui comme il avait épousé Sporus », selon donc logiquement le cérémonial en vigueur, et comme il en avait été de Sporus, « en voile rouge... et paré comme une impératrice », c’est lui qui entre au contraire dans le statut du prêtre éviré et vit son androgynie, sa bisexualité divine dans l’assimilation à Cybèle ou à l’Ishtar assyrienne.
« En d’autres termes, c’est un double scénario mythique que Néron active dans le paroxysme psychique des fils-anima livrés à eux-mêmes : l’inceste avec la Mère et l’identification à celle-ci, qui le font tour à tour réaliser sa propre anima en l’actualisant littéralement dans son expérience vécue, et assumer son animus non pas tant en lui-même, que dirigé, orienté par l’image de la Mère, et à travers le mariage avec le galle androgyne, par rapport à/et dans la perspective d’une anima manifestée.
Plus de surprise, dès lors, qu’on ait voulu aussi soupçonner Néron d’inceste. Suivant les insinuations de Cluvius Rufus, Tacite penche à penser que ce serait Agrippine qui aurait séduit son fils. Pour Suétone, en revanche, Néron « désira même avoir commerce avec sa mère, mais il en fut dissuadé par les ennemis d’Agrippine, qui craignaient de voir cette femme hautaine et tyrannique dominer tout grâce à cette nouvelle sorte de faveur : personne ne douta de la chose, surtout lorsqu’il eut admis au nombre de ses concubines une courtisane qui avait, dit-on, une ressemblance frappante avec Agrippine. On assure même que, jadis, toutes les fois qu’il allait en litière avec sa mère, il s’abandonnait à sa passion incestueuse, et qu’il était dénoncé par les taches de ses vêtements ».
« On voit ici comme tout sert à fournir le dossier – jusqu’à la ressemblance fortuite d’une courtisane dont on sait par ailleurs qu’elles étaient une multitude autour du prince –, en dépit des contradictions évidentes puisqu’on ne craint pas d’affirmer dans le même
paragraphe que Néron céda à l’inceste, et qu’on le dissuada d’y céder... L’accusation, en fait, semble d’autant plus fantaisiste que la période orientale, l’activation archétype de la Déesse de Syrie, ne survient qu’après la disparition d’Agrippine, et que du vivant de celle-ci, c’est le rigorisme moral – par rapport à l’époque – c’est la loi de la Stoa qui s’affirme au contraire. Mais si le fait parait objectivement improbable, on s’aperçoit combien, comme dans le cas de Cléopâtre et de sa prétendue lubricité de putain, il est subjectivement ressenti par des adversaires religieux qui ne savent faire le départ entre l’inceste réel, qu’ils sont seuls capables de concevoir, et l’inceste divin commis avec Sporus » (Les empereurs fous, Michel Cazenave et Roland Auguet, Editions IMAGO, Paris).
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